On ne compte plus les ouvrages, films, publicités, mettant en avant l’idée qu’avec la volonté, il est toujours possible d’accéder à la réussite, même si l’on part de peu. Il est vrai que penser qu’avec l’effort et la volonté, on peut progresser, représente une réelle source de motivation pour les tâches scolaires. Toutefois, le talent et les efforts réalisés par un élève (son mérite individuel, donc) ne sont pas les seuls déterminants de la réussite scolaire.
L’origine sociale, le genre, le lieu d’habitation, la présence de troubles cognitifs, pour ne citer que ces exemples, sont autant de facteurs dont on sait qu’ils pèsent également lourdement sur les probabilités de réussite scolaire, les choix d’orientation, la durée des études. Or aucun de ces facteurs ne relève du mérite ou du manque de mérite de l’élève.
Croire en la méritocratie scolaire, c’est-à-dire croire que la réussite scolaire est le pur produit du mérite de chacun – des efforts qu’il ou elle a produits et de son talent – n’est pas anodin. En effet, bien que cette croyance soit plutôt rassurante, sur le plan individuel, elle peut également représenter un frein important au changement et, en particulier, à la promotion de l’égalité à l’école.
Sur un plan individuel, penser que l’école est méritocratique est très rassurant pour les élèves. Du point de vue des élèves qui sont plutôt en réussite, cela signifie qu’ils méritent leurs bonnes notes, leurs diplômes, et plus tard, qu’ils méritent les positions sociales relativement avantageuses auxquelles ces diplômes leur auront permis d’accéder. Étonnamment, cette croyance peut également être rassurante pour les élèves qui sont pourtant plus en difficulté ou ceux qui appartiennent à des groupes stigmatisés.
En effet, croire que le système scolaire est méritocratique est encourageant car cela signifie que le succès est possible pour tous ceux qui s’en donneront les moyens. Cela redonne du contrôle aux élèves et limite le risque de voir apparaître chez eux une certaine résignation. D’ailleurs, les recherches ont montré que promouvoir l’idée que tout le monde peut réussir avec des efforts est bénéfique à tous les élèves, mais particulièrement aux élèves de bas statut socioéconomique.
Toutefois, croire que le mérite est le seul déterminant du succès à l’école peut aussi avoir des effets délétères, notamment en cas de difficultés répétées. En effet, assez logiquement, la croyance en la méritocratie conduit les individus à endosser la responsabilité de résultats défavorables. D’ailleurs, la croyance en la méritocratie réduit la propension à dénoncer une discrimination dont on est victime.
Une recherche a montré que des élèves de CM2 de bas statut socioéconomique se sentaient moins capables de réussir et performaient moins bien à une tâche scolaire que les élèves de statut socioéconomique plus élevé mais que cet écart avait tendance à s’accentuer lorsqu’on avait activé dans leur esprit la méritocratie scolaire (c’est-à-dire lorsqu’on leur avait rappelé qu’à l’école, pour réussir, il « suffit de s’en donner les moyens »).
Ainsi, croire en la méritocratie scolaire, certes, donne du contrôle aux élèves mais peut aussi les amener à endosser la responsabilité de leurs échecs, y compris lorsqu’ils n’en sont, en réalité, pas responsables.
Surtout, penser que l’école est méritocratique peut représenter un frein au changement. En effet, croire que l’école est méritocratique revient à croire que le système scolaire récompense de manière équitable les efforts et le talent de chacun, c’est-à-dire que le système est relativement “juste”. Or si l’on pense qu’un système est juste, on a peu de raisons de vouloir le changer.
De nombreuses recherches ont établi que plus les individus pensent qu’un système est méritocratique, moins ils soutiennent les actions de lutte contre les discriminations, la promotion de politiques redistributives, et plus ils trouvent normal qu’il existe des différences de salaires et de prestige entre les individus.
Dans une série d’études, nous avons montré que cette croyance en la méritocratie scolaire pouvait impacter l’intention des individus d’agir pour la promotion de l’égalité à l’école. Nous avons mesuré la volonté de participants de voir une intervention pédagogique « égalisatrice » mise en œuvre dans leur propre université (étude 1, réalisée sur des étudiants) ou dans l’école de leurs enfants (études 2 et 3 réalisées sur des parents d’élèves) et leur intention de s’engager personnellement dans cette mise en œuvre.
Pour ce faire, on présentait aux participants une nouvelle méthode pédagogique et les résultats de recherches supposées tester l’efficacité de cette méthode sur les performances scolaires (voir figure 1). Dans tous les cas, l’utilisation de cette méthode augmentait les performances des élèves.
Figure 1 : Ces graphiques (support des études) sont présentés comme reflétant les résultats d’une étude testant l’efficacité de la méthode pédagogique sur les performances scolaires des élèves.
Toutefois, pour la moitié des participants, cette méthode était présentée comme « maintenante » dans le sens où elle augmentait la réussite de tous les élèves tout en maintenant l’écart de performance des élèves en fonction de leur origine sociale (figure 1, partie haute). Pour l’autre moitié des participants, cette méthode était présentée comme égalisatrice : non seulement elle augmentait les performances, mais elle permettait également de faire disparaitre l’écart de performances entre élèves issus de milieux défavorisés et élèves issus de milieux favorisés (figure 1, partie basse).
Les résultats montrent que plus les individus croient en la méritocratie scolaire, moins ils sont prêts à soutenir la mise en œuvre de la méthode pédagogique égalisatrice. Or ceci n’est pas observé pour les méthodes pédagogiques qui maintiennent les inégalités. Ainsi, ces résultats soutiennent que les individus (ici, les parents d’élèves) qui croient que l’école est méritocratique ne sont pas opposés au changement en tant que tel, ils le sont uniquement lorsque ce changement implique davantage d’égalité entre les groupes (ici, les élèves issus de milieux favorisés vs défavorisés).
Nous l’avons vu, il est rassurant de croire que l’école fonctionne sur des règles purement méritocratiques. D’ailleurs, à l’école comme dans le monde de l’entreprise ou dans la société en général, la méritocratie est l’une des règles de justice distributive les plus acceptées par les individus. Au-delà de son aspect rassurant sur le plan individuel, la méritocratie scolaire nous est extrêmement utile pour rendre compte des inégalités qui existent, plus largement, au sein de la société.
En effet, si l’école est méritocratique, alors cela signifie qu’elle récompense de manière équitable les efforts et le talent de chacun. Cela amène donc tout simplement à négliger le poids d’autres facteurs (notamment l’origine sociale) pour expliquer la réussite scolaire.
La réussite scolaire étant elle-même fortement liée à la probabilité d’accéder à des positions sociales de statut plus ou moins élevé, cette croyance en la méritocratie scolaire est susceptible, in fine, d’amener les individus à penser que la société est juste et que chacun y occupe la position qui correspond à ce qu’il « vaut ».
Une inégalité (par exemple, de salaire, de prestige, de droits, etc.) n’apparait dès lors plus comme une inégalité, mais plutôt comme une simple différence qu’on peut qualifier d’équitable entre des individus plus ou moins méritants. Dans un tel système, pourquoi les individus seraient-ils motivés à lutter pour plus d’égalité ?