Dans la mesure où les produits ultra-transformés sont associés à des risques significativement accrus de maladies chroniques, veiller à une alimentation saine est un vecteur essentiel de protection de la santé. La prévalence des maladies chroniques est aussi associée à un accroissement des inégalités sociales de santé, les populations les plus défavorisées étant les plus affectées, et consommant le plus d’aliments ultra-transformés. Notons que la prévalence de l’obésité, favorisant le développement d’autres maladies chroniques, est passée de 8,5 à 15,0 % en France entre 1997 et 2012, pour atteindre 17 % en 2015.
En réaction à cette évolution de l’obésité, les pouvoirs publics agissent depuis une vingtaine d’années, notamment à travers la création du Programme National Nutrition Santé. La question d’une éducation à l’alimentation est également émergente : elle est incluse depuis 2016 dans le code de l’éducation et est encouragée par l’avis n°84 du Conseil national de l’alimentation.
L’alimentation humaine est très influencée par les représentations qui lui sont associées : on mange autant ce qui est « culturellement comestible » que ce qui l’est biologiquement. Selon le sociologue Claude Fischler, c’est aussi, en plus de leur culture, l’expérience quotidienne et répétée des enfants avec leur alimentation qui influence leurs représentations alimentaires.
Les enjeux autour de l’éducation à l’alimentation sont donc absolument conséquents : son organisation à l’école publique pourrait permettre aux enfants non seulement d’acquérir des connaissances mais aussi de comprendre, en tant que futurs citoyens, comment leurs choix alimentaires influencent leur santé, ainsi que celle de l’environnement.
L’attention doit cependant être également portée sur son approche pédagogique. En effet, il est connu que les allégations de santé peuvent être inefficaces lorsque celles-ci s’adressent à des populations sans tenir compte de leurs spécificités culturelles. Il s’installe en effet souvent une « distance culturelle »entre les discours de santé publique et les milieux populaires, qui tend à largement limiter leurs effets.
Il semble de même que les discours de santé qui relèvent de l’injonction peuvent non seulement être inefficaces, mais de surcroît stigmatiser les populations auxquelles ils s’adressent.
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Ces quelques éléments nourrissent la réflexion à propos de ce que pourrait (et ne doit pas) être une telle éducation à l’alimentation. Mais qu’en est-il réellement aujourd’hui ?
Une enquête de terrain sociologique de type qualitative réalisée au sein d’écoles élémentaires de la région Normandie nous a montré que cette éducation est particulièrement compliquée à réaliser pour les enseignants, qui ne disposent pas de formation en la matière.
Elle s’apparente ainsi à diverses formes « d’éducation à », comme « l’éducation au développement durable », ou encore « l’éducation à l’égalité des filles et des garçons ».
Celles-ci sont stipulées dans le code de l’éducation, mais ne s’inscrivent pas dans un programme et ne sont pas contrôlées par les inspecteurs de l’éducation. Autrement dit, leur exercice ne dépend que de la bonne volonté des enseignants, de leur sensibilité particulière, mais aussi des ressources dont ils disposent (en termes de temps et d’énergie).
Une multiplication des injonctions d’exercer ces types « d’éducation à » entraîne souvent de la confusion chez les enseignants. Nous avons par exemple pu constater sur le terrain la mise en place d’une « classe du goût » en guise d’éducation à l’alimentation, dans une école située dans un quartier prioritaire : celle-ci servait davantage la finalité d’éduquer au « vivre ensemble » (les enfants étaient chargés de ramener en classe des aliments et plats provenant du pays d’origine de leurs parents), sans questionner les effets que peuvent avoir la nourriture sur la santé.
Ainsi, si l’éducation à l’alimentation a été pensée par le ministère de l’Éducation afin de répondre aux problématiques de santé qui lui sont liées (principalement à celle de l’obésité), il semble que, sur le terrain, les enseignants font comme ils peuvent avec ce qu’ils ont.
La plupart des écoles et des enseignants auprès desquels nous avons enquêté n’ont jamais abordé la question de l’alimentation à l’école, faute de manque de temps et d’informations les guidant sur la manière de procéder.
Dans le contexte actuel, nous pensons qu’il faudrait considérer avec plus d’attention la question de l’éducation à l’alimentation, jusqu’à envisager un programme national commun aux différents établissements scolaires.
Nous avons pour notre part mené des expérimentations afin d’identifier des solutions pratiques, à la fois conscientes des avancées en alimentation humaine et des problématiques sociologiques. En nous basant sur les réflexions que nous avons évoquées ci-dessus, nous en sommes arrivés à une « éducation à l’alimentation holistique ».
« Holistique » par le fait que la compréhension des liens entre l’alimentation, la santé et l’environnement dépend moins de l’acquisition de connaissances particulières et isolées les unes des autres que d’une compréhension générale et englobante. Mais aussi parce qu’une compréhension holistique des enjeux propres à ces liens permet aux enfants de s’impliquer dans le développement d’une réflexion et d’une discussion.
La méthode que nous proposons consiste à communiquer aux enfants des phrases d’accroches, simples à comprendre, qui leur permettront de prendre la parole en mobilisant des connaissances dont ils disposent personnellement et qu’ils ont acquises en dehors de l’école.
Cette approche se distingue des slogans actuellement diffusés, dans la mesure où elle permet aux enfants de devenir pleinement acteurs. Par exemple, nous avons proposé à des enfants de 10 ans de deux écoles situées dans des quartiers prioritaires de s’exprimer à propos d’une citation d’Héraclite : « la santé de l’homme est le reflet de la santé de la terre ».
Alors qu’ils semblaient, lorsqu’ils étaient interrogés individuellement, peu concernés et intéressés par ces sujets, ils ont là été en mesure de développer une discussion et une réflexion cohérente.
L’un expliquait que la terre a besoin des arbres pour respirer, un autre lui répondait que nous en avions aussi besoin, tandis qu’un autre encore évoquait le fait que nous avons besoin des abeilles pour la pollinisation.
Cette discussion contribua à amener l’idée plus générale que la manière dont on traite la planète se répercutera sur notre santé, notamment parce que la qualité de ce qu’on mange en dépend.
Les enfants se sentent directement impliqués et concernés par les réflexions développées. L’éducateur, lui, amène à une réflexion globale via des phrases d’accroche, et fournira éventuellement des informations dans des échanges de questions/réponses avec les enfants.
La collaboration de la sociologie, de l’alimentation humaine et des sciences de l’environnement nous a permis de développer un ensemble de réflexions pour une éducation à l’alimentation adaptée aux enjeux sanitaires et sociaux.
Nous pensons qu’il est important d’enseigner aux plus jeunes une totalité plutôt que des « parties », notamment à propos des effets de nos choix alimentaires sur la santé globale.
La mise en place d’une réflexion sur les liens entre l’alimentation, la santé et l’environnement permettrait aux enfants de se l’approprier, tandis que l’enseignement d’informations isolées les unes des autres semble inefficace auprès des enfants issues de milieux sociaux défavorisés, qui ne se sentent souvent pas concernés par celles-ci. Nous souhaitons proposer de mieux expérimenter cette approche éducative, si possible à l’échelle nationale et dans le cadre d’un programme.
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